Un chant d’amour à la classe ouvrière

« Tu as beau avoir lu Marx, mais la première fois que tu rentres dans la machine, tu te prends le Capital dans la gueule.»
En entrant à l’usine
Bien sûr j’imaginais
L’odeur
Le froid
Le transport de charges lourdes
La pénibilité
Les conditions de travail
La chaîne
L’esclavage moderne
Je n’y allais pas pour faire un reportage
Encore moins préparer la révolution
Non
L’usine c’est pour les sous
Un boulot alimentaire
comme on dit
Ça vous parle ? Ça vous donne envie de continuer ? Si ces lignes vous happent, sachez que vous n’aurez plus envie de lâcher le bouquin avant ses derniers mots.
D’emblée, on plonge dans l’histoire de Joseph Ponthus. Surtout grâce à son style, à sa langue, souveraine, âpre, directe, qui trône au-dessus de tout. Ces vers libres qui donnent ce rythme, cette scansion. Cette musicalité qui donne du souffle aux mots, de l’ampleur au verbe. Ces vers – et la poésie qui s’en dégagent – semblent épouser la dure mécanique de travail, la cadence frénétique à laquelle les ouvriers sont soumis, et en même temps, ils embellissent la description de l’horreur. Pas pour l’idéaliser, non, mais pour la rendre supportable. Elle raconte l’horreur mais se fait parfois lyrique, ou gouailleuse, rappelant la môme piaf, Bobby Lapointe ou la variété (j’y reviendrai).

C’est cette langue qui rend supportable l’insupportable. Faut dire qu’il faut nous en donner du courage pour pénétrer cet univers. En entrant dans l’usine, on se demande comment des hommes et des femmes peuvent endurer ça : bosser comme des bêtes de somme, réaliser des gestes abrutissants (les mêmes, en boucle), se lever aux petites heures…
C’est qu’il faut joindre les deux bouts.
Comment témoigner quand sa vie se résume à cette spirale robotique et infernale ? Joseph Ponthus va parler pour eux.
Ancien journaliste désormais au chômage, il se retrouve dans la même galère, à tenter de vivre comme il peut. Intérimaire, il va être balloté entre plusieurs usines, aller là où on veut bien de lui, quand on veut bien de lui. Tantôt à la chaîne, tantôt au frigo, deux semaines à Lorient (aux poissons surgelés), trois semaines à l’abattoir (éponger le sang, à renifler la merde), une semaine à la maison à attendre l’appel et toujours, constamment, la peur du compte en banque vide avant la fin du mois.
Ponthus dit la vie dérythmée (il travaille six jours sur sept, parfois la nuit parfois le jour), le sentiment de déconnexion, la précarité, la lassitude, l’absurdité, le sentiment de vacuité. C’est comme s’il n’habitait plus le monde, comme s’il ne faisait que le traverser, comme un fantôme, comme une ombre absente.
Comment peut-il en être autrement lorsqu’on est « égoutteur de tofu », qu’on met en boite des crevettes surgelées, qu’on « en chie de cette usine, de ses trucs insensés à faire tous les soirs » ? Comment peut-il en être autrement lorsque, même en congé, on est trop épuisé pour entreprendre autre chose que de s’affaler dans le fauteuil ? Comment ne pas subir la marche du monde, comment participer à la vie politique, à la vie active, comment trouver des forces pour vivre en famille, pour aimer ?
Ponthus décrit ce monde cruel et raconte le quotidien des « petits », des ouvriers (que les Macron et compagnie méprisent tant), de la France qui se lève tôt. C’est triste et ça serre le cœur de quiconque peut faire preuve d’un minimum d’empathie. Pourtant, jamais l’écrivain ne se lamente, jamais il ne se plaint. Il se dégage plutôt de lui une force, une résilience, une dignité, qui ne peuvent qu’inspirer.
Il pourrait se plaindre, se morfondre – il est cultivé, surqualifié et n’a rien à faire là – mais il est porté par le goût du travail bien fait, par l’envie de s’en sortir et surtout, par une croyance en la vie, dans l’idée que les choses pourraient changer et se transformer. Il s’efforce de croire à la littérature, à la musique, à l’amour. Ces petites joies, il les retire de citations de grands auteurs (le livre est parsemé de références : Shakespeare, Apollinaire…) ou de bribes de chansons (Barbara, Reggiani, Souchon mais surtout Trenet qui l’aide à « rendre supportable l’enfer des temps modernes ») et ce n’est pas un hasard si ces chansons sont populaires et rassembleuses.

Elles traduisent aussi l’amitié, l’entraide qui se dégagent du livre. Parce que l’auteur décrit aussi les valeurs et l’humanité qui se dégagent de l’usine, les rencontres, la camaraderie, les rigolades. Ponthus n’oublie jamais la beauté des choses. Même dans l’horreur, il voit de la lumière. Il n’oublie jamais ses frères humains, tout comme son « épouse d’amour » à qui il dédie cet émouvant dernier chapitre.
Déchirant même, puisque l’auteur ne sait pas au moment d’écrire ses feuillets, que le cancer le guette et qu’il décédera deux ans après la parution du livre, prouvant par là même la cruauté et la pénibilité de ces vies menées à l’échafaud. Car oui, pendant qu’une petite caste se partage le gâteau, des gens meurent dans les usines, dans les aciéries, dans les fermes. Et si vous pensez que j’exagère, regardez les chiffres (les ouvriers meurent plus tôt que les cadres ou que les ministres, par exemple).
Nous ne lirons malheureusement jamais de second livre de Joseph Ponthus, mais nous pouvons, en lisant celui-ci, apprendre à le connaître un peu et profiter de ce livre si beau et si singulier. Groupons-nous pour le lire.
Et demain …
Un article de Julien ROMBAUX.
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