Olivier Mannoni : Les artisans du chaos
- François LUXEMBOURG
- 11 janv.
- 8 min de lecture
Olivier Mannoni est un germaniste reconnu. Traducteur de Mein Kampf, ce dernier analyse avec finesse les textes de propagande diffusant les idées d’extrême-droite. Dans son dernier ouvrage, Coulée brune (Héloïse d’Ormesson, 2024), l’auteur nous alarme sur le délabrement du langage politique dont les relents fascistes devraient nous inquiéter : complotisme, antisémitisme et racisme sévissent au sein de discours ambigus. Un ouvrage magistral.

D’emblée, l’auteur nous fait part de son inquiétude : en traduisant le livre du dictateur allemand, ce dernier a pu identifier un certain nombre d’éléments récurrents comme les raisonnements truqués, les faits invérifiables et invérifiés, une avalanche d’adjectifs piégés, mais aussi un usage abusif de l’incohérence dans le but de produire de la confusion parmi les masses. Ces entorses au logos, discours rationnel appuyé sur un consensus raisonnable, se manifestent aujourd’hui au sein de tirades politiques qui se veulent parfois démocratiques. Ainsi, le « populisme », terme vague, aime opposer le « peuple » aux « élites », sans jamais réellement définir les mots en question : l’usurpation mène immanquablement la communauté politique à la catastrophe. Les magiciens de l’entourloupe rhétorique ne s’embarrassent guère des distinctions conceptuelles pourtant nécessaires à un débat sain, ce que nous savons au moins depuis les dialogues socratiques. Ainsi, le diagnostic est sévère, la langue se trouve « corrompue » par les démagogues dans les deux sens du terme : elle est autant altérée dans son sens que dans sa substance. Il y a quelque chose de pourri au royaume des politiciens.
En 2024, Donald Trump est réélu président des Etats-Unis, première puissance économique et militaire du monde : le politique républicain, à la tête d’un pays attaché à sa démocratie, manie un verbe brutal et connoté. Souhaitant « éradiquer (root out) la vermine » de son pays, il utilise plusieurs expressions apparentées à la prose nazie ; en allemand, « éradiquer » (ausrotten) renvoie à l’extermination. Craignant « l’empoisonnement du sang » américain par les immigrés mexicains, le discours de Trump prend les allures biologisantes des idéologies extrémistes. La même année, l’AfD, parti de droite radicale allemand, évoque sans ambages la possible « déportation » des personnes d’origine étrangère, ce qui n’est pas sans rappeler les heures les plus sombres de l’Histoire. En outre, ce genre d’allusions n’est pas l’apanage des crypto-fascistes. Le très centriste Emmanuel Macron, président français, a déploré la baisse des naissances au pays de Voltaire, appelant de ses vœux la « régénération » du peuple français mais aussi son « réarmement démographique », sans oublier son portrait élogieux du Maréchal Pétain, dépeint en héros de la guerre de 14. Ainsi, le langage technocratique et lisse des énarques, frappant par son vide conceptuel, charrie des signifiants associés à la Révolution Nationale vichyste. Au pays des Lumières, plusieurs milliardaires s’accaparent les organes de presse principaux, permettant de faire jaillir les insanités verbales de moult polémistes dont les contre-vérités historiques ne choquent plus personne.
Ce dévoiement général de la parole publique prend place au sein d’une situation géopolitique troublée : les dictatures, peu importe leurs idéologies ou leurs religions, s’allient autour de leur haine commune de l’Occident rationaliste et démocratique. Une sape lexicale généralisée dilue la froideur de l’analyse dans le culte de la sensation forte : les réactions primitives font le jeu de la xénophobie et de la haine de la méthodologie scientifique. Renforcée par les nouvelles technologies, la destruction de la rationalité permet la propagation d’idées fausses assorties de slogans simplistes : la « punchline » fait office d’instance suprême de la vérité. Voulant décrédibiliser les démocraties, les pouvoirs autocratiques capitalisent sur l’obsession de l’immigration, des pouvoirs forts, mais aussi sur le rejet de toute altérité. Perverse et coupée du réel, la novlangue contemporaine accrédite les prophéties d’Orwell : « La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force » (1984).
A présent, étudions l’invasion du complotisme paranoïaque au sein du langage politique actuel.
Une conspiration mondiale ?

Lorsque le coronavirus fit son apparition, le confinement a été décrété par de nombreuses autorités à travers le monde : le champ lexical de la guerre a fait rage. La France et les autres pays ont engagé une lutte contre un « ennemi invisible ». A l’instar de la chose décrite par John Carpenter, une entité malfaisante passant sous les radars nous menaçait de mort. Ici, nous décelons une personnalisation abusive : dépourvu d’intentions, le virus est tout simplement un agent infectieux.
Or, rappelons-le, la pandémie concerne le « tout » par son étymologie, elle provoque la panique générale, dont le préfixe renvoie aussi à la totalité : ce genre de situations favorisent la prolifération de chimères politiques, pseudo-médicales, voire religieuses. A ce propos, Mannoni nous remet en mémoire les dérapages de Jean-Marie Le Pen concernant les personnes atteintes du SIDA : « Le sidaïque est une espèce de lépreux » (« L’heure de vérité », France 2). Empruntant à l’hygiénisme d’extrême-droite, le chef du Front National emploie une terminologie qui rappelle l’antienne nazie par excellence, à savoir la mise à l’écart de populations vues comme déviantes et porteuses d’une pathologie mettant en danger le corps social. Préconisant la création de « sidatoriums », le chef breton a déployé en une soirée tous les refrains discriminatoires propres à l’exclusion autoritaire.
Censée être plus lisse, sa fille énonce dans son programme présidentiel la volonté « d’éradiquer toute immigration bactérienne » (2015) : en dépit de la stratégie putative de « dédiabolisation » du RN, Marine Le Pen verse dans une forme d’eugénisme et d’hygiénisme, deux radicalités idéologiques très présentes au sein de Mein Kampf. Revenons à la COVID-19.
Lorsque celle-ci s’est répandue à toute vitesse, les spéculations les plus farfelues nous sont parvenues, propagées parfois par d’éminents infectiologues. A Marseille, le « druide de Marseille » Didier Raoult s’est risqué à établir des prédictions souvent démenties par les faits : volontairement « populaire » dans son verbe, le professeur s’est fait le catalyseur d’une pensée magique. Associé à une logorrhée anxiogène généralisée, ce dernier vaticinait, à l’instar de certains gourous, en quête de notoriété. Au sein du personnel politique, la langue a elle aussi perdu la boussole du réel : Florian Philippot, ancien bras droit de Marine Le Pen, a employé le champ lexical militaire et a enjoint les autorités à placer notre pays en quarantaine. Quelques mois plus tard, celui-ci préconisait le retrait du masque et une liberté individuelle absolue ; bref, l’incohérence règne dans ces milieux où la rigueur n’est pas de mise. En plus de l’hygiénisme et des fausses informations, les populistes ont aussi versé dans le complotisme.
Si certains complots ont bien existé dans l’Histoire humaine, le complotisme d’extrême-droite vise à donner une cause fantasque à une conséquence tangible ; pire que cela, celui-ci cherche un bouc-émissaire qui serait responsable des maux dont souffre une population. Conférant un aspect apocalyptique au virus, les endoctrinés ont abandonné la réflexion au profit du réflexe : ainsi, Florian Philippot a évoqué le « monstre covido-mondialiste » imputable à un certain « ordre mondialiste » : celui-ci s’apparenterait à une oligarchie secrète qui souhaiterait, tapie dans l’ombre, détruire les nations souveraines. A l’aide de la supputation, de fausses nouvelles, et d’hypothèses non vérifiées, les sectateurs de ce genre de théories délirantes ont utilisé l’hypnose verbale coutumière au sein des régimes totalitaires : la langue de la haine n’a fait qu’alimenter le chaos déjà présent. Si la dénonciation d’oligarchies secrètes peut être risible, elle l’est moins si celle-ci menace un groupe ethnique et/ou religieux. En 2021, un général français à la retraite mettait sur le dos de la communauté juive le confinement généralisé : « Qui contrôle le Washington Post ? Qui contrôle le New York Times ? » disait-il sur BFM TV. Téléguidé par des puissances occultes, anonyme, sournois, le Juif, figure fantasmatique catalysant les pires préjugés, se voit placé à tort à tous les postes de commandements, il serait donc la source de tous les problèmes du monde. Pire que cela, les séides complotistes ont associé les restrictions sanitaires aux lois liberticides promulguées par le troisième Reich : Jean-Marie Bigard, humoriste, s’est risqué à une comparaison entre l’étoile jaune et le pass sanitaire. Or, nous le savons, comparaison n’est pas raison : la communauté juive a été évoquée pour des raisons condamnables dans le sillage de l’imaginaire antisémite d’extrême-droite. Bilderberg, Davos, les dîners du CRIF brutalement blâmés par les complotistes ne sont pas sans rappeler les thèses funestes et fausses de l’ouvrage Les Protocoles des sages de Sion (1903) qui aurait été rédigé par les services secrets du tsar adeptes des pogroms. Enfin, l’auteur évoque la ritournelle complotiste de « l’Etat profond » (deep state) : employée ad nauseam par les partisans pro-Trump, il désigne un Etat dans l’Etat qui cacherait ses desseins peu avouables à l’encontre du « peuple », terme brumeux s’il en est.
Etudions maintenant les racines éducatives d’une telle misère du langage politique.
La chute du savoir
Le peintre espagnol Francisco Goya nous mettait en garde : « le sommeil de la raison engendre des monstres » (gravure de 1799) : les manipulateurs populistes sont des fervents adeptes de la « populocratie » (Taguieff). En effet, il s’agit de transformer le peuple de citoyens éclairés en une populace manipulable à volonté. En détruisant sciemment la syntaxe, l’esprit critique, l’éducation en général, ces derniers pavent la voie aux régimes dictatoriaux rêvant de foules serviles, d’usines à trolls, de zélés zélotes adeptes de la servitude volontaire. Aux faits établis par le consensus scientifique, les démagogues préfèrent les fables puisées au sein de légendes peuplées de monstres primitifs. Dans cet état d’esprit, tout est possible : la Terre peut être décrétée plate, les virus n’existent pas, et la Lune servirait de refuge à des puissances occultes. L’ère de la post-vérité (post-truth era) instaure un relativisme qui permet les pires dérives criminelles : au sein de ce moule d’ignorance crasse se développent les idées les plus folles dont « la grande réinitialisation » (Great Reset), complot mondial qui viserait à réinitialiser le cerveau des humains tout en favorisant l’euthanasie de masse des personnes âgées.
En détruisant le langage, nous minons toute possibilité de réflexion philosophique : la perte vertigineuse de vocabulaire, la fin de toute complexité, la binarité grandissante de la pensée, l’absence de probité intellectuelle démolissent le débat démocratique. Plus que cela, l’appel permanent aux émotions, de droite ou de gauche, favorise le ressentiment au détriment de l’esprit analytique, ce qui se fait au péril du dialogue rationnel et raisonnable. Si l’idéal réside dans le fait d’accepter d’être en désaccord avec son interlocuteur (let’s agree to disagree), la politique démagogique basse du front encourage le conflit pour le conflit, l’éristique triomphe de l’heuristique : ainsi, la « guerre culturelle » (wedge issue) clive artificiellement les peuples au sujet de problématiques inintéressantes au détriment des grands enjeux mondiaux, telle l'écologie qui pose la question majeure de l’extinction possible de l’espèce humaine en tant que telle.
Bien sûr, certains éditorialistes visent à nous rasséréner, les cohortes de « fact-checkers » seraient en mesure de nous sauver de ce naufrage de la pensée : Mannoni nous met en garde, cela ne peut suffire. Evoquant Edward Bernays, le traducteur redoute la force de la propagande, favorisée notamment par le cinéma, courroie de transmission privilégiée de contre-vérités (Propaganda) : en effet, la « manufacture du consentement » passe difficilement par le biais d’admonestations brutales. Il s’agit de privilégier, à l’instar de Goebbels, les émissions légères de divertissement qui nous dispensent de penser : sans verser dans un tel extrémisme politique, Silvio Berlusconi était aussi adepte de la diffusion de programmes vulgaires italiens et français bling-bling afin de détourner les masses des problématiques sérieuses les concernant. Plus récemment, l’émission TPMP a aussi permis le développement de l’illettrisme tout en flattant les pulsions les plus viles des téléspectateurs, à savoir le complotisme et l’homophobie : par le truchement de montages fumeux, l’usage permanent d’invectives à l’encontre des « bobos », comprenez « personnes qui réfléchissent », le dépotoir animé par Cyril Hanouna a contribué à l’irrationalisme rampant. Cela a pu être constaté dans la propagation d’« infoxs » médicales : les réflexes primitifs dénoncés par Sloterdijk peuvent conduire à des conséquences criminelles pouvant être, en dernière instance, létales.
Pour conclure, Coulée Brune est un ouvrage brillant écrit dans le sillage rationaliste des Lumières : il s’agit de
débusquer les infâmes à écraser et les nouveaux fanatiques à combattre. Complotistes, antisémites et racistes, ces derniers font ressurgir dans la langue courante une terminologie brutale empreinte des dérives idéologiques du XXème siècle. Au moment où la convergence des catastrophes risque d’emporter l’humanité dans une spirale auto-destructrice, lire cet ouvrage est salvateur.
Un article de François LUXEMBOURG.
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